Pour les connaisseurs, notre environnement végétal est un véritable garde-manger. Bien plus qu’une lubie un peu loufoque, se nourrir de plantes sauvages, tradition multimillénaire, représente en fait une autre approche de la nature.
Cueillette et culture
D’après les estimations des scientifiques, cela fait environ trois millions d’années que l’homme est apparu sur terre. Or les premières traces d’agriculture ne remontent guère à plus de dix mille ans. Que s’est-il donc passé entre ces deux dates ? L’image de nos ancêtres vêtus de peaux de bêtes et se nourrissant exclusivement de viande n’a pas grand chose à voir avec la réalité : si la chasse a eu une importance considérable dans le développement social et technologique de l’homme, ce dernier consommait quotidiennement une abondance de plantes. La part de l’alimentation végétale des différents chasseurs-cueilleurs que l’on a pu étudier est toujours de loin supérieure à celle du produit de la chasse.
Pendant la plus grande partie de son existence, l’humanité s’est donc essentiellement nourrie de plantes sauvages. Même après l’apparition de la culture, d’abord localisée puis progressivement étendue, la cueillette continua jusqu’à nos jours à tenir une place importante dans l’alimentation, en Europe comme ailleurs. Si son importance augmentait en période de famine (dont on peut d’ailleurs toujours retracer les origines à des cause politiques), il serait erroné de penser que les populations ramassaient les plantes sauvages à contrecœur : il s’agissait de traditions appréciées, et agréables. Ne prenez-vous pas plaisir à consommer des champignons, des myrtilles ou des fraises des bois ?
L’ortie renferme des protéines complètes, autant de calcium que le fromage, trois fois plus de fer que les épinards, huit fois plus de vitamine C que les oranges : alors pourquoi tout le monde n’en mange-t-il pas ?
Les plantes sauvages tombent dans l’oubli
Mais depuis la fin du Moyen-Âge, la cueillette s’était trouvée de plus en plus dévalorisée. La société féodale était clivée en deux parties inégales et totalement différentes. L’immense masse des paysans se nourrissait de céréales et de légumineuses, de légumes rustiques qui poussaient sans difficultés, et de nombreuses plantes sauvages régulièrement ramassées. A l’autre extrémité, les nobles puis les bourgeois consommaient surtout de la viande, du pain blanc, du sucre et des produits raffinés. Leurs légumes et leurs fruits étaient surtout d’origine exotique et la culture en était délicate, mais ils pouvaient se permettre d’avoir des jardiniers spécialisés pour les cultiver. Ce processus s’accentua avec les "grandes découvertes", où les expéditions lointaines rapportaient de tous les coins du monde de nouveaux produits végétaux. Il est intéressant de constater que ces produits forment la base de notre alimentation actuelle. Ce n’est pourtant pas qu’ils soient meilleurs pour nous, puisque la diététique moderne les attaque vivement. Mais ce qui s’est passé est bien facile à comprendre.
Jusqu’à il y a peu, manger des plantes sauvages était signe d’un statut inférieur : les "mauvaises herbes" sont bonnes pour les pauvres... et les cochons !
La nourriture des paysans était fortement dévalorisée : ces rustres (du latin rus, campagne) qui se nourrissaient de "racines" semblaient à peine être humains ! Dès que les révolutions économiques et sociales leur permirent de quitter leurs champs, ils montèrent en ville pour devenir ouvriers. Là, ils s’empressèrent d’adopter le mode de vie valorisé des bourgeois, et en particulier leur mode d’alimentation. Par contrecoup, tout ce qui pouvait rappeler leur statut antérieur était oublié. C’est ainsi que se perdirent rapidement des traditions millénaires, enracinées dans une terre délaissée. Les légumes rustiques traditionnels, pourtant tellement bien adaptés à nos sols et à nos climats (comme par exemple le panais) n’étaient plus cultivés. La cueillette devenait une activité indigne de l’homme moderne, et les plantes qu’elle procurait se trouvaient liées dans le souvenir de ceux qui les avaient connues au spectre des disettes...
Le développement progressif des industries agro-alimentaires allait également contribuer à ce processus d’appauvrissement en diminuant de façon radicale le nombre d’espèces et de variétés cultivées et commercialisées.
Les mille vertus des plantes
Les plantes sauvages sont fortes car elles poussent spontanément aux endroits qui leur conviennent le mieux et sont soumises aux lois de la sélection naturelle. Leur valeur nutritionnelle est généralement remarquable : ce sont de véritables concentrés de vitamines et de sels minéraux. Le cynorrhodon contient par exemple trente fois plus de vitamine C que le citron ! Les feuilles des légumes sauvages renferment aussi d’importantes quantités de protéines complètes, équilibrées en acides aminés essentiels, donc de même qualité que les protéines animales (l’ortie en renferme autant que le soja !). Il est d’ailleurs facile d’observer que ces végétaux, les plus anciens aliments de l’homme, rassasient rapidement. En plus de leurs vertus alimentaires, ils nous permettent de profiter de leurs propriétés médicinales, sous forme curative et surtout préventive. Les Anciens le savaient bien puisque Hippocrate disait déjà : "Que ton aliment soit ton remède !"
Certes les feuilles de consoude renferment des alcaloïdes, mais elles ne sont pas toxiques : tout est une question de dose.
Aller chercher soi-même sa nourriture dans la nature n’est pas seulement un agrément. C’est aussi une source intarissable de bienfaits pour l’organisme. Marcher, respirer à fond, s’exposer au soleil et à l’air loin du stress urbain permettent de retrouver un équilibre indispensable, tant sur le plan psychique que physique. La cueillette des plantes sauvages est d’ailleurs une stimulation pour tous nos sens, qu’elle nous aide à redécouvrir, car vue, toucher, odorat et goût sont constamment sollicités. Et quelle joie dans la découverte d’une nouvelle plante, qui sera peut-être une nouvelle amie... C’est l’occasion de percer cet "écran vert" un peu inquiétant qui nous entoure. Notons d’ailleurs que l’on préconise depuis l’Antiquité pour se sentir bien en soi-même et dans son environnement de consommer essentiellement ce qui pousse en saison à l’entour de sa résidence. Que trouver de mieux pour cela que les plantes sauvages gorgées de force vitale ?
Un patrimoine utile et agréable
La flore européenne comprend environ 12.000 espèces de plantes vasculaires. Sur ce nombre, près de 1.200, soit quelque 10%, ont été utilisés par nos ancêtres pour se nourrir, ce qui représente une variété remarquable par rapport à la cinquantaine de légumes et de fruits actuellement cultivés. Cette connaissance traditionnelle fait partie de notre patrimoine, et, à une époque où l’érosion génétique est à l’ordre du jour, il importe de ne pas le laisser perdre. Parmi ces végétaux oubliés figurent peut-être nos aliments de demain !
La consoude permet de réaliser de délicieux beignets que tout le monde apprécie.
Aliments de santé, nous l’avons vu, mais aussi aliments de plaisir avec les centaines de saveurs nouvelles que nous permettent d’apprécier les plantes sauvages. Quelques exemples ? Les feuilles de plantain ont un curieux goût de champignon. Celles de la consoude, trempées dans une pâte à crêpe et frites à la poêle, rappellent étonnamment les filets de sole... en moins cher ! Quant à la tendre stellaire, c’est à la noisette qu’elle fait penser. Et les cormes blettes : crémeuses, aromatiques et sucrées, elles évoquent quelque mystérieux fruit tropical...
Que de trésors méconnus !
En montagne, vous rencontrerez du rumex alpin autour de tous les chalets d’alpage : ses feuilles son des épinards et leur pétioles de la rhubarbe !
Trésors nourriciers, dont la connaissance pourrait s’avérer utile au cas où il serait véritablement nécessaire de "survivre". Une forte crise énergétique, sociale ou économique n’est malheureusement pas totalement impensable. Et puis on peut se perdre en forêt... ou simplement désirer alléger son sac à dos d’encombrantes boîtes de conserve ! Savoir que, où que l’on soit, on trouvera toujours de quoi se nourrir, se sentir "chez soi" dans la nature, donnent une force dans laquelle il sera possible de puiser en tout temps.
L’homme et la nature
Mais quelles que soient les circonstances, il ne s’agit pas bien sûr de ramasser n’importe quoi. Certaines plantes sont toxiques et il convient de bien les connaître. Et même les meilleurs végétaux deviennent dangereux lorsque la pollution s’en mêle. C’est ainsi que la cueillette des plantes nous rend encore plus sensibles à la qualité de notre environnement.
De plus en plus d’espèces voient leur existence menacée, principalement par la destruction de leur habitat. Il faudra évidemment s’abstenir de les cueillir. D’ailleurs les meilleurs légumes sauvages se rencontrent parmi les plantes les plus communes et les plus abondantes, autrement dit les "mauvaises herbes", bien trop souvent détruites. Une cueillette intelligente ne doit donc nullement mettre en danger la nature. Bien au contraire, elle développe le respect de l’individu face à ce qui l’entoure, par la prise de conscience directe, concrète, de son importance vitale : la terre est véritablement notre mère nourricière !
Il est temps d’ailleurs de s’en rendre compte. Depuis qu’il est sur terre, l’homme, faible créature au départ, n’a cessé de développer les moyens de se battre contre la nature. Son cerveau s’est montré remarquablement efficace. Trop même, puisqu’il est maintenant arrivé à un point où il ne peut plus continuer dans la même voie. Et il n’en a d’ailleurs plus besoin. Ce qu’il doit apprendre aujourd’hui, c’est à trouver un équilibre nécessaire entre la nature et lui-même. Et nous sommes tous concernés.
Il n’est pas impossible que "croquer la nature" puisse progressivement mener à un rapprochement de ces deux pôles, le sauvage et le civilisé, entre lesquels se joue la vie. C’est en tous cas ce que je souhaite.